[RIHLA 2.0 : RÉCIT CROISÉ] – EGYPTE – JOUR 22

Nous arrivons à Alexandrie un dimanche matin sur les coups de midi. De la gare ferroviaire à Sidi Bechr ; nous traversons la ville millénaire par la corniche, nous rendant ainsi d’une extrémité à l’autre de celle-ci.

Alors qu’à notre gauche, se dresse, de toute son étendue, une mer déchaînée et écumante, à notre droite, les bâtiments défraîchis se succèdent et se ressemblent. L’air d’Alexandrie flotte dans un entre deux déroutant. Il sent l’iode et charrie une riche histoire ; se faufile entre les bâtiments délabrés pleurant silencieusement leur mémoire.

© Mehdi Drissi

© Mehdi Drissi

Dès le premier jour, nous avons un rendez-vous qui déterminera radicalement notre manière de percevoir la ville et confirmera nos premiers sentiments sur celle-ci. Nous retrouvons Mohamed Gohar, architecte co-fondateur de « La Description d’Alexandrie », non loin de Sidi Bechr, le quartier quelque peu excentré dans lequel nous avons jeté l’ancre.

A Alexandrie, la première chose dont il faut s’accommoder, c’est le vent qui s’agite et fait voler nos habits dans tous les sens. Il ne faut également pas s’étonner de quelques feux d’artifices qui éclatent sur la corniche le soir, ni de la conduite diabolique des mashrou’ (« projet » en arabe ; camionnettes permettant un transport en commun bon marché) qui foncent sur les passants sans merci. Nous nous empressons donc d’abriter notre discussion dans un espace moins agité et bruyant.
Après avoir pris place dans un café de Stan Stefano, Mohamed nous présente des petits livrets en papier jauni, imprimés noir sur blanc et typographiés à l’ancienne. De la villa Spahi aux Jésuites, en passant par les maisons italiennes, chaque carnet présente les croquis du lieu, sa description, son histoire et sa mémoire, souvent illustrée de BD ou de dessins artistiques. Faciles à lire, mais complètes et documentées, ces histoires nous emportent dans l’histoire vibrante d’Alexandrie à partir des bâtiments oubliés de la ville.

spahi
Avec la même idée que la description de l’Egypte de Napoléon, le projet de Mohamed Gohar et de ses treize autres acolytes – architectes, écrivains et artistes – cherche à préserver la mémoire des bâtiments en les décrivant tels qu’ils sont réellement et non pas en reconstituant le fantasme de leur beauté d’antan. Alexandrie est, en effet, une ville avec un riche passé cosmopolite. Dotée d’influences grecques, italiennes, françaises et égyptiennes, les communautés étrangères y ont longtemps coexisté en apportant chacune leur pierre à l’édifice de la mosaïque alexandrine. Avec la nationalisation de 1952, la ville a graduellement perdu de son éclat.

© Mehdi Drissi

© Mehdi Drissi

Mohamed nous raconte en effet que la configuration d’Alexandrie, coincée entre la mer au Nord et un lac au Sud, explique pourquoi les plans d’expansion de la ville ont toujours été linéaires et provoqué une congestion dans l’ancienne ville.

A Alexandrie, les nouveaux bâtiments s’installent à la place des anciens, sans égard pour l’histoire des lieux, ni leur mémoire ancestrale. En déambulant dans la ville, le reste de la semaine, ce sentiment se trouvera en effet confirmé par le spectacle ahurissant d’énormes bâtiments qui semblent construits à la hâte narguent les bâtisses historiques essoufflées et grises qu’on trouve ici et là. Penchés, défraîchis et aux traces de ciment encore apparentes, ces nouveaux bâtiments sauvages semblent paradoxalement aussi vétustes que les monuments historiques de la ville, laissés à l’abandon.

Intrigués par les petits livrets de Mohamed, nous en feuilletons un ensemble, et découvrons l’histoire de la villa Spahi, joyau architectural construit par l’architecte Ali Thabet de 1946 à 1948 pour un commerçant syrien du nom de Spahi. D’inspiration néo-mauresque, garnie d’arcs outrepassés marocains et entourée de jardins, la villa Spahi donne sur la corniche d’Alexandrie mais ne décroche aujourd’hui aucun regard de la part des passants.
Dans la troisième partie du livret, après la description et les croquis, on découvre quelques lignes poignantes sur la mémoire du lieu.

« Aujourd’hui, la façade blanche ternie de la villa Spahi se meurt silencieusement, cachée par les bâtiments modernes qui essaiment autour d’elle. Alors que ces  derniers sont dignes d’un quartier d’affaire européen, la villa, elle, semble sortie d’un jardin andalous d’Afrique du Nord. »

Quelques photos concluent tristement l’histoire de la villa, qui sera bientôt démolie et subsistera dans le souvenir de ceux qui parcourrons les pages jaunies du carnet. Le message de Mohamed ne se veut pas politique, son objectif est de faire prendre conscience la population civile de l’importance de préserver la mémoire de la ville qui souffre aujourd’hui d’un urbanisme aliénant, anarchique et destructeur.
Avec cette idée en tête, nous tentons de découvrir Alexandrie différemment durant notre séjour. Après avoir plusieurs fois sillonné le centre-ville et fait une halte au theatro et à la Biblioteca Alexandrina, nous nous rendons à Bahri, (quartier des pêcheurs) un vendredi matin. Accompagnés par Delphine Blondet, actrice culturelle, qui travaille sur le projet socio-culturel Nassim El Raqs, développant l’art de la scène dans l’espace public, nous découvrons, à pied, le quartier et ses environs.

© Mehdi Drissi

© Mehdi Drissi

La beauté du port est indéniable mais son délabrement déchire le cœur. Les carcasses des bateaux fendues se désintègrent dans le sable, s’auto-enterrant sous le désintérêt des autorités. Au même endroit, des coques de bateaux fraîchement bâties surplombent la baie, narguant les embarcations éventrées. Destruction et construction, ce cycle de la vie est frénétique à Alexandrie. Dans l’urbanisme comme dans la construction des bateaux, la vitesse des véhicules, les rythmes des klaxons, les hordes de population ; la frénésie est partout.

© Mehdi Drissi

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