Le brouhaha permanent, vibrant et saccadé. C’est la musique qui ronronne dans nos oreilles lorsqu’on pose notre tête sur l’oreiller ; avant d’être réveillé de bon matin pour par un « Ya biladi » (hymne national égyptien) chanté hargneusement par des écoliers dans l’établissement d’en face.
Cela fait maintenant une semaine que nous avons fait du Caire notre ville d’adoption. Après quelques jours pour s’adapter à la nouveauté linguistique du dialecte égyptien et éprouver cet immense espace qui nous est inconnu, nous découvrons les surprises que recèle cette ville de vingt millions d’habitants : bonnes comme mauvaises. Le Caire dégage une chaleur et une énergie indescriptibles, les rythmes des klaxons ne s’arrêtent pas, les magasins sont ouverts jusque très tard le soir et les carrefours exhalent un parfum de capitalisme sauvage. Les enseignes internationales se succèdent, en effet, dans la fourmilière cairote qui grouille de vie et de lumières kitsch.
Au Caire, les klaxons à tout va installent une musique d’ambiance rythmée par des mots allongés et étirés à l’ infini. Les apostrophes (ya bacha, ya hag) s’envoient dans l’air et sont reçus avec un sens de l’humour caustique, éclatant d’ironie. Toujours dans l’excès, chaotique et grouillante. Le Caire ne laisse pas indifférent. Elle vous prend comme une allergie et vous englue de sa poussière suspendue dans l’air embrumé. Une fois adoptée, elle vous choppe et ne vous lâche plus.
Elle vous embrasse de son énergie et vous apprend à composer avec le désordre, à le contourner, à le détourner, à l’accepter comme un élément du décor .
Le Caire, c’est la destruction créatrice nietzschéenne. Dans l’attente du taxi, on entonne de vieilles chansons égyptiennes. Dans le wagon féminin d’un métro plein à craquer,un vieil homme enturbanné s’invite au milieu de femmes dans le wagon qui leur est réservé. Il se laisse dévisager par leur regard désapprobateur et agacé puis s’installe sur le banc après quelques blagues : « Pourquoi le wagon serait il réservé aux femmes ? J’ai bien vu des femmes dans celui des hommes à coté ! ». Il y a celles qui sourient et celles qui fulminent et se plaignent, mais le hagg, lui, est aux anges.
Pour souhaiter la bienvenue, on dit « Nawarti masr » (tu as illuminé l’Egypte) ; une hyperbole qui fait sourire et rappelle les « Ichta » (crème) qui font office de « cool » et les « Assal » (miel) dont te remercient les vendeurs dans les petites échoppes. Ces formules qui se distribuent à la pelle,tanguent allègrement entre la politesse et le sarcasme.
Evidemment, le chaos n’est pas que créateur au sens dionysiaque. Il est aussi éprouvant et frustrant aux heures de pointe. Il dégouline de sueur dans le métro surchargé et gêne dans le regard intense et soutenu des hommes. Mais on apprend à vivre avec.
En guise d’introduction au Caire, nous avons commencé notre première semaine samedi 31 octobre en rejoignant Karim Hayawani et sa bande de photographes amateurs et confirmés, pour leurs « Photography walks » hebdomadaires. D’un samedi à l’autre, nos deux balades photographiques nous aurons mené au cœur de l’ancienne ville, au détour de ruelles cairotes authentiques mais dont les belles bâtisses tombent souvent en ruines, ensevelies sous la poussière et abîmées par une pollution qui uniformise les teintes en un marron miteux . De Bab Zuwaila, jusqu’au fin fond de Derb Lahmar, les égyptiens se laissent photographier et les habitants prennent le temps de nous accorder des conversations ponctuées d’anecdotes et de sourires. Une vieille femme me demande même, « Tu veux que je danse pour la photo ? » avant de se mettre à agiter les mains gracieusement et arborer son plus beau sourire.
Entre nos deux échappées, nous aurons aussi eu le temps de découvrir une bonne partie du Caire et de ses mystères à l’occasion des rendez-vous que nous donnerons les artistes rencontrés. Le dimanche et lundi à Falak (café culturel) puis Medrar (centre d’art contemporain) nous font explorer le quartier de Garden City, où nous passons sans transition des poulaillers et marchands ambulants près de Saad Zaghloul, aux bâtisses cossues plus au Nord. Mardi nous rencontrons Moseqar dans un studio photographique à Zamalek, que nous sillonnons par la même occasion. Mercredi, nous sommes de retour vers Garden City, à Mounira, pour rencontrer Hicham Ezzat, Dj initiateur du projet Cairo Shakers.
Le lendemain, ce sont les membres de Like Jelly et d’Oosthora qui nous font découvrir Al Agouza et Al Doki. Le soir même, nous poursuivons les découvertes musicales avec The Egyptian Project, dont les instruments occidentaux portent et valorisent les instruments égyptiens sans dénaturer leur authenticité. Organisé à AlRab3, au cœur de Khan El Khalili, le concert conjugue les rythmes occidentaux hip hop de la batterie avec des instruments égyptiens authentiques comme le zar, la rababa et l’arghul. Comme aime le rappeler Jérôme, le fondateur, « les rythmes occidentaux et orientaux se portent mutuellement sans que les uns n’aliènent les autres. ».
Enfin, le week-end sera l’occasion pour nous de retourner sur les sentiers plus classiques de la place Tahrir, où nous achèterons quelques livres à la librairie francophone Oum El Donia qui présente également des produits artisanaux divers et variés, consacrant tout le patrimoine égyptien. Nous nous mettons ensuite à flâner rue Mohammad Mahmoud, où se superposent les graffitis poignants de la révolution, parfois violés par les peintures brouillonnes d’anonymes qui souhaitent aussi graver leur empreinte sur les murs de cette rue mythique.
Samedi, nous nous donnons carte blanche pour découvrir la ville avec des lunettes de touristes. Halte aux pyramides pour certains, et découverte des boutiques d’artisanat et de bijoux pour les autres.
Le lendemain, notre train pour Alexandrie est à 9 heures. Nous quittons le Caire pour une semaine et sommes pourtant habités par l’envie irrépressible d’y retourner. Happés par son énergie chaotique, nous y avons peu dormi, déambulant sans fin dans les avenues encombrées, évitant les voitures démoniaques du mieux que nous pouvions. Après l’étape alexandrine, nous retournerons au Caire pour une semaine, histoire de dire au revoir à la ville comme elle le mérite : en mêlant notre énergie à la sienne.