04h30 – Menzah 6
Lorsque nous arrivons à Tunis, la deuxième quinzaine d’octobre est déjà bien entamée: nous pensions être « hors saison » et étions loin de soupçonner l’agitation culturelle de l’automne tunisien!
Ici on trinque à la succession d’évènements qui animent et ponctuent la vie tunisienne bourgeoise. Le soir du coup d’envoi du festival des JTC, les Journées théâtrales de Carthage, s’ouvre avec l’adaptation tunisienne de la pièce de Pedro Calderon, « La vie est un songe », à l’Institut français. Tous les acteurs culturels sont conviés à assister à cette première, rapidement saluée comme le chef-d’œuvre de l’année. Une attention particulière y a été apportée à l’emploi d’expressions populaires du dialecte tunisien, et remporte l’adhésion unanime du public.
Quant à nous, un coup d’oeil sur le vaste programme nous plonge dans un abîme d’indécision tel que nous finissons par friser la démotivation. C’est alors que s’offre à nous une alternative et un regain d’enthousiasme : le festival Musiqat, principalement tourné vers les musiques mystiques. Direction le palais du baron d’Erlanger, un centre dédié aux musiques arabes et méditerranéennes, logé au beau milieu de Sidi Boussaid, le pittoresque quartier portuaire de la capitale.
Notre élan positif retombe : soir de clôture oblige, les artistes s’apprêtent à jouer à guichets fermés. Encore un spectacle auquel nous n’assisterons pas ! L’appétence du public tunisien pour de tels projets fait cependant chaud au coeur. Nous rejoignons volontiers une soirée improvisée dans un appartement carthaginois. Toutes les conditions sont réunies pour nous (re)mettre de bonne humeur, entre discussions animées et grignotage à satiété de keftaji, salade méchouia et autres mets à base de thon et d’oeufs.
En une seule soirée, nous changeons par la suite de lieu de fête, à plusieurs reprises, toujours ravis d’aller à la rencontre de nouveaux noctambules, et de prêter l’oreille aux anecdotes improbables des plus épicuriens d’entre eux.
Notre itinérance nous amène enfin à marquer une pause à l’Oiseau Bleu. Une lumière bleutée transparait à travers le seuil des portes et les fenêtres vitrées de ce bar mythique du quartier de Kheireddine. Il se tient au bord même de la côte maritime, comme un royaume où la liqueur de figue constitue la richesse ultime et où les refrains d’Oum Kalthoum retentissent en hymne..
Dès qu’on en franchit la porte, il suffit de rejoindre la première table au hasard pour s’en sentir membre. Reste à trouver son équilibre sur les chaises de jardin en plastique blanc, qu’on imagine bien plus à leur aise sur du sable fin que sur le sol en dur de la salle, et qu’on constate surtout peu commode pour soutenir les conversations emportées et autres débats passionnels jasant de partout. Peu importe l’équilibre, peu importe qui a tort ou raison, la question n’est pas là. Souvent, les conversations s’argumentent dans le même sens, mais chacun des participants tient quand même à souligner une subtilité, pas toujours très fine d’ailleurs.
A une heure plus avancée de la nuit, ces amis du soir s’accordent à chanter d’une seule voix « sur le passé et ses blessures ». Ils font, à tour de rôle, coucher leur petite fiole en verre pour ne rater aucune des ses 36 gouttes, résolument résistantes au fond du contenant.
Nous sommes invitées à rejoindre la table du suzerain des lieux, très flattées. Fief des artistes et des intellectuels, l’Oiseau Bleu en devient l’épicentre les douze coups de minuit passés. Plusieurs artistes, émergents ou confirmés, se retrouvent ici autour du maitre des lieux, le fameux Mahmoud Shalbi, artiste combatif depuis les années 70, à l’initiative du syndicat des plasticiens. Véritable agitateur culturel, comme on aime l’appeler, Mahmoud a plusieurs cordes à son arc. Éditeur, poète, photographe, gestionnaire de l’espace culturel El Theatro, ou encore organisateur du Printemps des arts de Tunis, il est aussi un véritable parrain pour toute une génération de nouveaux artistes dont il a suivi, encouragé et parfois même, provoquer les premiers pas.
La nuit touche à sa fin et les taxis se font, fort heureusement, plus disponibles qu’en journée. D’habitude abonnées à une attente infinie rue du docteur Mohamed Ben Salah, nous sommes pour une fois soulagées de ne pas avoir à composer avec l’incertitude du taxi disponible. A Tunis, contrairement aux conventions d’usage, un clignotant rouge à l’extrémité du pare-brise signale que le taxi est libre, le vert annonçant plutôt le statut occupé. Le contrat tacite de service ne le stipule pas, mais quelle que soit la couleur affichée, nous aurons droit, une fois installées dans les sièges en cuir de l’automobile jaune, à la même fréquence : Mosaique FM. L’heure du voyage a peu d’incidence, la majorité des chauffeurs de taxi semble partager un même goût fort prononcé pour la pop de la star nationale Sabir Robai et quelques autres « divas » libanaises, en boucle depuis le début des années 2000.