Rue Mohamed Mahmoud, les graffitis se succèdent sur le mur de l’université américaine du Caire. Chargé de symboles et de revendications, chaque portrait et inscription de la façade documente la période de la révolution. Une allée sédimentaire, où l’on découvre de nouvelles couches de peinture, qui viennent remplacer d’anciennes inscriptions effacées ou des pans du mur démolis.
Parmi, les activistes qui ont marqué la mémoire du lieu figure Ammar Abou Bakr. Issu de l’école des beaux-arts de Louxor et ancien professeur à la même université, ses graffitis ont su exprimer le cri interne d’une jeunesse égyptienne fulminante et ont fait le tour du monde.
L’inspiration de la foule
Quand nous arrivons devant l’immeuble d’Ammar, nous n’avons pas besoin de demander à quel étage se rendre, ni à quelle porte sonner. Des collages, une succession de stickers, des dessins au pochoir et des taggs nous prennent la main jusqu’à destination. Le seuil dépassé, une galerie urbaine s’ouvre à nous. Voilà un bon bout de temps qu’Ammar n’a pas investi la rue, mais chez lui la peinture est encore fraîche.
Installée sur son canapé, je m’apprête à discuter de ses débuts artistiques et de son rapport à l’expression plastique quand Ammar me place un exemplaire de The walls of freedom entre les mains. « Ce livre résume tout », me dit-il avant de continuer :
« Je descends dans la rue pour établir un dialogue avec les gens, pour transmettre une information que les médias sont incapables de relater »
Cette entrée en matière franche et directe précède des heures d’échange instructives qui se poursuivent jusqu’au soir.
Ammar dicte le cours de la conversation, qui ne concerne ni le choix des couleurs ni de la technique. Je suis en face d’un jeune qui n’est pas ressorti indemne des embrasements de la place Tahrir. Lui qui a participé à rassembler des cadavres de ses propres mains, compte toujours les jours pour revoir certains de ses amis encore derrière les barreaux. Créer lui donne une illusion de liberté et le laisse exprimer la rage de son peuple à l’aide de bombes aérosol.
« J’ai pris part à la révolution en tant citoyen et j’ai utilisé les outils que je maitrise pour m’exprimer »
dit Ammar, que les étiquettes dérangent. « Je ne suis qu’Ammar Abou Bakr, une personne qui met de la couleur sur ce qui l’entoure en réaction et en réponse à son environnement », continue-t-il.
Cette inspiration puisée dans la foule, Ammar a pu la développer en fréquentant de nombreux Mawalid (célébration de l’anniversaire du prophète) dans différents villages de haute et moyenne Égypte. Réunissant des milliers de personnes dans des lieux avec une forte dimension sacrée (mosquées et tombes de saint), les festivités durent quelques jours où le Dhikr (pratique collective de la mention répétitive du nom d’Allah) est l’activité principale. L’énergie partagée et la transe commune ont permis à Ammar de révéler sa pâte et de réaliser que son art n’était pas son unique réalisation mais le produit de nombreuses interactions. Débordant de créativité à son retour de ses festivités, Ammar réussissait alors à produire de 30 jusqu’à 50 toiles (de format 60×80) sans aucune peine.
Un témoin de l’histoire
Ammar a fait parti de ces artistes précurseurs qui ont libéré la parole sur les murs. Ses illustrations réalistes ont touché un large public, en ayant parfois des conséquences inattendues, voire même non-souhaitées. Lorsqu’il ornementa d’ailes d’anges le portrait des 75 Ultras Ahlawy (supporters de l’équipe de l’Ahly) décédés en février après un massacre qui a ébranlé le centre du Caire, il ne s’attendait pas à ce que la peinture murale devienne un mémorial pour les martyrs.
Quelques jeunes venaient écrire des messages avec des roses devant les portraits puis les amis et familles des victimes ont commencé à s’y rendre. Les dessins se sont transformés en réminiscences d’icônes. Or, opposé à l’idée de glorification des morts, Ammar ne souhaitait que rappeler la violence du système, pointer des doigts les coupables et attirer l’attention sur les nombreuses morts. L’artiste refusait que les familles en pleurs viennent se recueillir devant ces jeunes, dont la croyance populaire stipule qu’ils iront au paradis dans leur linceul de sang.
Mes tentatives de ramener Ammar à parler de ses projets non-politiques se couronnent par un échec. L’esprit agité et chargé de souvenirs, Ammar, véritable témoin de l’histoire égyptienne contemporaine nous livre des anecdotes vibrantes de tragédies qui continuent d’occuper les songes de ses compatriotes. Il n’oublie aucune date, aucun nom, aucune péripétie des quatre dernières années mouvementées qu’a vécu l’Égypte.
Les graffitis d’Ammar sont un véritable journal de la révolution. Ses couleurs populaires et accrocheuses ainsi que ses formes simples ont motivé plusieurs jeunes à le rejoindre. Ensemble, ils ont acquis la technique de la rue et se servent des murs comme d’étendards pour témoigner haut et fort leur pacifisme et leur non-allégeance aux différentes forces qui se disputent le pouvoir. « Nous n’avions pas d’autres moyens de publier ou de distribuer nos messages sans nous faire attraper par la censure », confie l’artiste. Leur vie commune au moment de l’occupation de l’espace public et des réunions successives ont fait murir leur réflexion. Aujourd’hui, ils pensent encore apprendre de leurs fautes et disent que leur première leçon a été de comprendre que la marche vers la démocratie ne tient pas à combattre ou à faire « dégager » une personne.
Plus tard dans la soirée, nos chemins avec Ammar se croisent. Rejoint par El Zeft, un autre street-artiste de talent qui s’est fait connaître pour son style pharaonique (dessinateur du portrait de Nefertiti portant un masque à gaz), Ammar découpe dans du carton le pochoir d’un nouveau tagg. Ils descendront tous les deux à une heure assez avancée de la nuit user de leur ironie et marquer par la formule épique مايصحش كدة* (trad : ceci n’est pas convenable), le grand boulevard Qasr El-Nil.
*Expression utilisée par le président Abdel Fattah al-Sissi désormais intégrée dans le language des jeunes et dont l’utilisation massive pointe l’absurdité de l’expression. En effet, après avoir essuyé plusieurs critiques dans la presse, le président Al-Sissi a déclaré lors de son discours prononcé à la suite des inondations d’Alexandrie (semaine du 26 octobre) qu’il allait se plaindre des médias auprès du peuple égyptien. Ce dernier cherche toujours à qui se plaindre, semble-t-il…